Prika Prat communique, à travers ses peintures éblouissantes de couleur, une grande poésie, une aventure initiatique tournée vers la quête de racines universelles et cosmiques.
Même si ses sources d’inspiration sont émotionnelles, sensibles et viscé-rales, Prika Prat est, avant tout, une artiste intellectuelle. Elle a toujours aimé la philosophie, la poésie et a fait des études de lettre avant de devenir peintre professionnelle et d’exposer son travail. Un travail qui lui a valu de nombreux prix, notamment, à Osaka, en 1982, où elle a été – ce n’est pas étonnant, sa démarche se rapprochant de celle de certains peintres orientaux – et, plus récemment, en région parisienne, où elle a obtenu le Prix du Public (Premier Salons d’Arts Contemporains d’œuvres sur papier de Cergy, 1998) pour ses œuvres sur papier.
Prika Prat refuse les modes, ne voulant pas entrer dans un système qui pourrait l’empêcher d’être libre et d’exprimer ce qu’elle a en elle. Ses œuvres non figuratives échappent à toutes description précise, aux pièges de la langue et se font l’écho d’une synthèse de ses dernières recherches tant au niveau de la peinture que du collage. Télescopages de traces éphémères, effets de matières, symboles, graphismes issus d’une gestuelle spontanée, écritures hiéroglyphiques, empreintes, grattages, lacérations, hachures forment la trame d’une vision poétique tout à la fois intime et lointaine. Et cette vision nous invite à effectuer un long voyage, une plongée au cœur de la beauté étrange du monde, au sein de mots éperdus de sens (« Ce qui tombe sous le sens finit par boucher les sens » a écrit France Théoret, écrivain québécoise), dans un infini où les lieux, les choses et le temps relâchent leur emprise. Seules demeurent une lumière traversée d’une énergie puissante et une matière entrainant l’imagination du spectateur vers le rêve et l’intériorité, une substance riche et onctueuse, tour à tour sereine, chuchotante, hurlante, tantôt fluide, tantôt travaillée en glacis ou avec un choix de papiers (papier des chiffonniers du Caire, papier Japon ou de Chine qui lui permettent d’exprimer dans de petits ou de grands formats une vision artistique). Très attentive à leur apparence, leur texture, leur potentiel d’évocation de surface, leurs jeux de transparence et leurs strates successives, l’artiste voit, dans les papiers, l’un des lieux premiers de l’imaginaire et les exploite avec amour et maîtrise. Chaque œuvre est le résultat d’une très lente élaboration. Ainsi, par exemple, les fragiles papiers des chiffonniers du Caire, résultat d’un important travail de recyclage, sont-ils altérés dans leur couleur brune à l’origine pour devenir, à la suite de toutes sortes d’opérations et de transformations, d’une blancheur immaculées. Ils ont inspiré à l’artiste une série d’œuvres aux couleurs contrastées, tantôt célestes, tantôt marines, hantées par de formes proches de la sphère – faut-il y voir un pèlerinage aux sources, un retour aux origines, à une mythologie du féminin ? C’est une question que pose, en tout cas, cette récurrence thématique – ainsi que par des jaillissements de symboles, d’empreintes ou des signes hiéroglyphiques dont la signification profonde et complexe, à l’image de la vie, nous échappe.
Dans une autre série de peintures, Prika Prat introduit des formes proches du carré ou du rectangle délimitant des frontières au sein de réseaux de graphisme denses et serrés suggérant l’infini. Expression de l’ordre que cherchent à imposer les êtres humains face au chaos ? Surgissement du rationnel dans l’irrationnel ? Vision conjuguée de l’infiniment grand et de l’infiniment petit ? Quoi qu’il en soit, le mystère règne au cœur de ces œuvres ambigües, d’un remarquable fini où l’ordre succède à n ensemble de formes se dissolvant peu à peu, où à la ligne « droite » se substitue tantôt la décomposition tantôt une hémorragie de couleurs. Ainsi les peintures de Prika Prat apparaissent-elles comme un dialogue continuel entre sens et non-sens, entre vide et plein, entre forme et non- forme, entre espace du dedans, paysage intérieur, mental cher à Michaux et étendue énigmatiques d’un Atlas géographique imaginaire d’une réalité appréhendée par ses biais, son envers, son renversement d’optique. Et aussi entre ésotérique et exotérique.
On le voit, la peinture de Prika prat procède d’une continuelle remise en question de ce que l’on nomme « réalité », « apparence ». De ce monde qui nous ment continuellement, elle donne à entr’apercevoir les choses derrière les choses, nous apprend à avoir des soupçons et met en mouve-ment d’autres aspects du « réel ». Si ces œuvres, « télescopages de réalités », remettent en question le sentiment de l’espace, elles questionnent aussi très fortement le langage. Très consciente du pouvoir de ce dernier, l’artiste a, par exemple, créé, à travers certaines peintures intégrant des papiers de Chine, petites merveilles éblouissantes par le jeu des surfaces d’or et d’argent où l’écriture tient une place importante, un univers de signes, être de fantaisie, d’exotisme et de jeu échappant au pouvoir normatif de la langue, qui est autant d’invitations à aimer la langue qu’à s’en défier.
D’autres œuvres présentées dans le cadre de cette exposition rétrospec-tive intègrent des papiers Japon dont la fibre végétale très particulière tout à la fois ténue, fragile et sensuelle évoque aussi bien des chevelures que des « bouquets de veines » (Chantal Danjou, poète) ou des chorégraphies de signes affleurant à la surface du support que l’artiste laisse à nu ou occulte au gré de son imagination. L’une d‘entre elles, biologique et viscérale, nous invite à pénétrer au cœur d’un univers tragique, ténébreux, de noirs, de gris, de teintes sanglantes, monde de souffrances, d’émotions jaillissantes, de déchirures mais également à l’intérieur d’un riche espace intertextuel. Dans ces fragments de discours, Prika Prat joue aussi bien la déconstruction syntaxique que graphique comme ici : « Itinéraire som-nambulique… sur plage de silence… quelque écriture/nait/irise la douleur… chaque signe est un risque/ l’écho moite/ le danger. » Et peut-être là plus qu’ailleurs encore, dans cette œuvre habitée par des couches de réalités superposées, enchevêtrées ou imbriquées, l’artiste contribue-t-elle à une mise en valeur du papier, non seulement de son apparence très particu-lière mais également de son âme. Prika Prat laisse le papier s’imposer dans les hémisphères de la peinture et de l’écriture. Si notre intuition première nous porte à lire le texte – ne sommes-nous pas, toujours, en quête de sens ? – elle sait multiplier les points de vue pour nous faire « entrer dans l’envers du décor » et nous donner à lire ce qui, d’ordinaire, n’est pas lisible. Elle sait faire « parler » les papiers, en toute liberté, nous révèle à quel point ils sont, en soi, langage à part entière. Cette matière qui attend d’être habitée, investie, existe en soi, a sa mémoire et sa beauté propre. Le papier devient lui aussi, le « protagoniste » de l’œuvre. Pas si facile d’ «entrer dans le papier », dans ces étranges signes muets ! Aussi ses œuvres, à la différence de bien d’autres artistes-collagistes, sont-elles l’aboutissement d’un dialogue entre deux âmes, deux natures, deux cultures, celle du papier – ancestrale, biologique, résultat de tout un long processus humain et culturel – et la sienne. Cheminer dans ses peintures sur papier, c’est se dépayser, prendre un bain d’onirisme, partir, à la dérive, dans un champ magnétique, un vivier de formes infinies, tantôt anguleuses, tantôt arrondies, denses ou espacées et dans des rythmes calmes, vifs, sauvages, parfois même tourbillonnaires…
Après de longues années de travail, Prika Prat est, aujourd’hui, au sommet de son art. Un art qui multiplie, sans cesse, les points de vue où elle mélange, avec délicatesse, les techniques de la peinture mais aussi, à travers ses collages, des techniques quelques fois proches de la reluire. Si elle se définit d’abord comme peintre à part entière, ses œuvres les plus récentes font voler en éclat les cloisonnements des genres. Mêlant écritures, signes, symboles à des sortes de bas- reliefs modelés à partir de papiers, sa vision s’est orientée vers des mondes polymorphes, parfois proches de la sculpture. Dans cette veine, l’un de ces triptyques porteur d’un étrange signe d’une forme proche d’un X, nous invite à un voyage au sein d’une atmosphère paisible, dans des bleus profonds aux connotations multiples – sont-ils, au juste, méditerranéen ou inspirés du Pacifique, célestes ou marins ? – et des jaunes sablonneux évoquant un univers solaire. Curieusement, sans que l’on sache pour quelles raisons précises, ce triptyque suggère quelque énigme au sein d’un paradis perdu et retrouvé. Il est, un peu, à l’image de l’art de Prika qui nous apparaît lié à une vision du monde pré-langagière, à cet état de conscience recherché par les Orientaux et qui demande une longue discipline, où toutes les barrières entre catégories résultant d’une vision discriminative liée à l’apparition du langage sont abolies.
L’on a souvent vu, dans l’art non figuratif, l’absence de tout message au détriment de la pure forme. Faut-il donc voir, dans les tableaux de cette artiste, l’expression d’une vision purement poétique et esthétique ? La peinture, l’écriture sont-elles pour Prika, seuls moyens d’introspection ? Si l’originalité de cette artiste est de nous projeter dans un espace-temps hors du temps et de l’espace, cette œuvre nous semble aussi porteuse d’une prise de position philosophique enchâssée dans la vie concrète. Par sa peinture, Prika Prat nous donne les clés de la sérénité. Elle nous invite à nous orienter vers des voies d’investigation toute à la fois intimes et universelles, et, ce faisant, à nous libérer des entraves, des conventions, du bourrage de crâne, du fatalisme qui nous empêchent d’être présent à nous-mêmes. Et de vibrer en communion avec les êtres et le monde. Tout cela fait, de Prika Prat, une artiste authentique à la vérité contagieuse…
Article de Laurence Moréchand-Peeraer Pour FAI.
(Femmes Artistes International N° 30 mai - juin 1999)
"L’écriture est au cœur de la démarche de l'artiste et en constitue le fondement.
Pour Prika Prat l'écriture poétique trouve son équivalence dans l'expression picturale. Aussi chaque œuvre s'appréhende-t-elle comme écriture. Mots transposés en
image, retour à l'écrit, va et vient du mot et de l'image. Résonnances."
(Mises à jour octobre 2020)